La menace de l’ours
Ce pays n’a rien de doux. Par ici, ce n’est pas une terre, c’est un rocher. La pierre est nue, dépouillée de toute chaire d’humus ou d’argile. Aucune végétation ne vient adoucir ses reliefs. Seul un froid manteau de glace habille les creux, faisant saillir les arêtes.
A nos yeux habitués à la douceur soyeuse des champs de graminées ou aux feuillages bruissants de nos forêts, ce pays est rude. Minéral contre végétal, la beauté austère et immuable contre la vie exubérante des quatre saisons.

En mer, les baleines sont reines. Évoluant avec grâce dans les eaux glaciales, elles semblent imperturbables, omniprésentes. Sur terre, l’ours, ou la menace de l’ours, règne. Nous sommes bien petits et bien faibles dans ce pays des extrêmes.
Pourtant, l’attrait hypnotique de ces contrées nous captive. En dépit de leur rudesse, ces paysages grandioses, ainsi que leurs maîtres, sont plus fragiles qu’il n’y paraît. Qu’en restera-t-il dans quelques années ?

Et cependant, cette terre paraît éternelle lorsque nous naviguons sur ses côtes. Arrivés fin juillet à Tasiilaq, nous y avons rencontré la V’limeuse et son équipage. Une de ces superbes rencontres qui font aimer le Voyage. Sébastien nous prête main forte pour résoudre le problème du démarreur d’Arthur et nous fêtons l’anniversaire d’Anne-Lise tous ensemble.

Avec Firiel, nous continuons la route jusqu’au village de Tiniteqilaaq. Un troisième bateau français nous y rejoint. Ici, les échos sur l’ours sont contrastés. Certains nous disent d’être prudents mais sans dramatiser, d’autres nous traitent d’inconscients pour n’avoir pas d’arme à bord. Nous ne savons plus que faire. Alors qu’un ours s’approche du village et effraie des enfants, la décision est prise de chercher un fusil pour notre flottille.
Nous avons déjà une bombe répulsive contre les ours, don de Sébastien et Anne-Lise. Grâce à l’intermédiaire de guides de montagne européens qui travaillent au Groenland depuis longtemps, nous trouvons un groenlandais qui accepte de nous vendre une arme. Les balles, elles, s’achètent à l’épicerie…
Un hiver ensoleillé en plein été
Il nous faut avancer. Le pays est vaste et l’été très court. Il y fait en écrasante majorité très beau. Le ciel est uniformément bleu. Même lorsqu’une couche de brouillard dense et glacial s’étend sur la mer, le mât du bateau est baigné de soleil. Cela n’arrange guère nos affaires, car la navigation dans les glaces et les icebergs par temps de brouillard met nos nerfs à rude épreuve.

Dans ces conditions, il ne fait pas plus de 2 degrés dehors. Pour barrer, nous devons nous emmitoufler avec des cagoules en polaire, deux paires de chaussettes, gants chauds et pantalon doublé. A l’intérieur, le poêle tourne avec une grande régularité. On y cuit du pain ou on y chauffe l’eau de la tisane et de la bouillotte.

Cependant, au mouillage sous le soleil, les hublots du bateau sont ouverts, les couettes prennent l’air sur le pont, les enfants oublient leur manteau pour jouer sur le rivage sous bonne garde. La température monte alors à plus de dix degrés à l’ombre.
Après Tiniteqilaaq, nous traversons le Sermilik encombré d’icebergs et descendons vers Isortoq, le dernier village de la côte Est avant la pointe sud. Du mouillage, l’endroit semble à l’abandon. La plupart des maisons ont les fenêtres cassées et leurs façades ne sont pas peintes de ces couleurs vibrantes qui font le charme des villages du nord. Leurs murs délavés se fondent dans la grisaille du rocher et de la brume.

Pourtant, des gamins nous font signe depuis la terre. Lorsque nous débarquons, ils s’éparpillent comme des moineaux effarouchés. Ce n’est que le lendemain qu’un ballon de foot parviendra à réunir les enfants autour d’une partie endiablée.

Au village, nous faisons le plein de gasoil. Les navigations se font souvent au moteur à cause du manque de vent et parfois de la densité des glaces. Firiel arrive avec beaucoup d’endurance et de patience à hisser les voiles, mais Arthur, très alourdi et la carène verdoyante d’algues, n’a souvent pas assez de souffle.

La terre de glace
En quittant Isortoq, nous savons que nous allons passer plusieurs jours, voire plusieurs semaines en dehors de toute civilisation. Le téléphone satellite est notre lien ténu avec la société. Ici, nous sommes immergés dans la Nature.
Après une nuit de navigation, nous arrivons près du mouillage prévu. La flottille constate que l’accès à la terre est rendu impossible par la glace. Nous décidons de continuer plus au sud. Au second mouillage, même situation. La fatigue commence à se faire sentir.

Au troisième mouillage potentiel, une épaisse barrière de glace et d’icebergs masquent l’accès à la terre. Firiel décide de continuer plus au sud, Arthur tente une percée vers la côte. Il faut une bonne heure de slalom entre les icebergs pour arriver à la terre. La route est splendide dans toute cette glace, mais éreintante.
Près des rochers, nous cherchons en vain un endroit où passer la nuit. Il nous faut faire demi tour, l’endroit n’est pas sûr. Le dépit, la fatigue nous font douter de nos choix. Une heure de plus de moteur pour retraverser la barrière de glace.

L’endroit est très mal cartographié. Nous avons déjà repéré plusieurs cailloux qui ne sont pas sur les cartes. Pour plus de facilité, nous suivons au retour la trace de l’aller. Pourtant, en instant, le sondeur passe de 129 mètres de profondeur à 10, puis 9, puis 7… Nous sommes à 20 mètres de la trace initiale et nous tombons sur un haut fond visible à l’oeil nu. Nous avançons prudemment.
Le soleil se couche et la clarté diminue notablement. Les nuits reviennent à grands pas. Nous décidons d’aller un peu au large pour nous mettre à la cape et nous reposer enfin. En croisant les derniers icebergs, nous apercevons, pour la première fois, un ours polaire sur une plaque de glace. Il vient de chasser un phoque qui gît à ses pieds. Nous nous approchons lentement afin de l’admirer longtemps.

Cette rencontre impromptue nous met du baume au coeur. Un peu plus tard, un lever de lune d’une exceptionnelle beauté et un ballet de baleines achèvent de nous rendre notre enthousiasme pour ces contrées. Nous allons nous coucher sur ces notes enchantées.

Un peu de douceur dans ce monde sauvage
Enfin, nous arrivons à rallier un mouillage où nous retrouvons Firiel. Nous sommes à l’ancre dans une petite chambre au fond d’un fjord. Ici, il n’y a pas de glace, il fait doux et le soleil brille. Le vent faisant défaut pour plusieurs jours, nous décidons d’y rester tranquillement.

Firiel prépare une voie d’escalade de 50 mètres sur une falaise surplombant le mouillage. Les enfants et trois adultes, encordés, réalisent l’ascension le matin. Bien encadrés par un guide de montagne et une monitrice d’escalade, les enfants réalisent des prouesses d’agilité. La descente en rappel est époustouflante.


Le rocher est dur, mais ici, au fond du fjord, nous découvrons un peu de douceur. Nichées au pied des falaises et dans les creux, des fleurs, des fougères, des plantes couvertes de baies comestibles s’épanouissent. Les enfants en font une cueillette pour préparer un gâteaux aux « moustilles », le nom inventé pour ces sortes de myrtilles sauvages.

Nous crapahutons dans la montagne lorsque nous apercevons un ours nager dans le fjord à côté. Ce rappel de la faune sauvage et de notre isolement le plus complet sonne brutalement. Heureusement, certains veillent, sentinelles en haut de la montagne. Nous décidons toutefois de nous entraîner au maniement du fusil l’après-midi, pour faire face à toute éventualité. Le bruit est assourdissant. Sur six adultes, seuls deux parviennent à toucher la cible.

Les moins frileux profitent des rayons du soleil pour une petite baignade dans des retenues d’eaux douces au milieu des rochers. L’eau y est moins froide que dans la mer mais ne saurait être qualifiée de chaude. Et le soir, pour dîner, nous cuisons tous ensemble des montagnes de moules ramassées au milieu des algues. C’est un festin sans pareil dans un endroit extraordinaire.

Une météo trop calme
Arthur se prépare à un échouage pour nettoyer sa coque. Dériveur lesté, il nous faut nous appuyer contre une paroi ou un quai afin de stabiliser le bateau. Après des repérages et préparatifs nous finissons par abandonner le projet faute d’emplacement idéal.
La flottille se met alors en route pour un nouveau mouillage à proximité. Le vent nous fait encore défaut. Arthur avance en premier avec le sonar afin de repérer les hauts fonds. Après un passage à quatre mètres de profondeur, nous mettons l’ancre près d’un torrent. Aussitôt, il faut poser un filet de pêche acheté à Isortoq. Quelques heures plus tard, c’est un beau saumon qui termine dans le seau.

Les navigations sont un peu douloureuses. Certes, il fait très beau, mais nous désespérons de trouver un peu de vent. Les prévisions météo ne sont pas très encourageantes de ce point de vue et le moteur prend le relai plus qu’à son tour. Or, naviguer au moteur en voilier n’est jamais une grande partie de plaisir.

Firiel, toujours très combatif, s’éloigne un peu pour descendre vers le sud à la voile. Les deux autres voiliers prennent le partie d’attendre quelques jours une éventuelle meilleure météo. Nous avons cependant déjà parcouru la moitié de notre trajet entre Tasiilaq et Nanortalik, au sud du Groenland. Il reste encore un peu d’espoir d’accomplir la deuxième moitié à la voile.
Petites et grosses bêtes
Quelques jours plus tard, nous retrouvons Firiel dans un petit mouillage qui abrite une cascade. Guillaume positionne Arthur de manière à tirer un tuyau jusqu’à la rivière et alimenter le bateau en eau courante. C’est parti pour des machines à laver et le remplissage du réservoir. Guillaume branche même le karcher pour nettoyer le pont et la ligne de flottaison qui verdit éhontément.

Dans ce mouillage, les enfants peuvent dans la même journée, glisser sur les plaques de neige ou patauger dans le lac sous le soleil brillant. L’annexe à voile est bien la seule embarcation à filer rapidement sur l’eau grâce aux petites risées.

L’anniversaire de Guillaume approchant, nous nous attardons sur cet îlot avec bonheur. Une partie des adultes réalisent l’ascension du sommet qui surplombe nos bateaux, ce qui offre une excellente perspective sur les alentours.

Nous avons croisé un troisième ours sur le chemin du mouillage. Il nageait tranquillement dans le fjord lorsque nous l’avons dérangé avec nos voiliers. Il a rallié le cailloux le plus proche pour sortir de l’eau et nous a regardé d’un air dédaigneux.

Ces rencontres sont extraordinaires. Elles nous rappellent cependant que nous ne sommes pas vraiment chez nous ici. Nous descendons à terre toujours armés, soit de la bombe répulsive, soit du fusil. Néanmoins, ce sont plutôt les moustiques qui nous embêtent.

Certains endroits en sont exempts, mais souvent nous sommes piqués. Parfois même, être à terre est un supplice tant ces insectes nous assaillent. Nous étions prévenus, l’office du tourisme de Tasiilaq nous avait distribué des moustiquaires de tête à notre arrivée, ça donne le ton.
Un anniversaire au Groenland
Ce n’est pas tout les jours qu’on a 45 ans mais en plus, lorsqu’on fête son anniversaire au Groenland, c’est tout de même quelque chose. Guillaume a donc franchit le cap dans un joli mouillage de la côte est du Groenland. A 12 dans le bateau, on peut dire que ça sort de l’ordinaire.

Les amis ont amené apéro, boissons et un délicieux gâteau au chocolat tandis que j’avais préparé des lasagnes au poulet grâce à nos bocaux de viande. Avec quelques ballons, des guirlandes et des enfants qui ont fait le spectacle, la soirée était réussie !

Ensuite, nous reprenons notre progression vers le sud. Il nous reste encore 150 milles nautiques à parcourir et une chance d’avoir deux jours de vent de nord pour nous y aider. Celui-ci n’est pas bien violent. Nous descendons tranquillement, néanmoins nous avançons.
En début de navigation, nous trouvons plusieurs dizaines de litre d’eau dans les fonds. Nous n’avons aucune idée d’où ils proviennent et toutes nos investigations sont, jusqu’à présent, restées infructueuses.

Eau douce, eau de mer ? Difficile à dire. Les fonds à cet endroit étant salis de résidus de gasoil et de vidange, l’eau a un goût infecte mais indéfinissable. Vient-elle du moteur ? De la plomberie du bateau ? D’un nable ? Autant de questions sans réponse.

Nous fermons toutes les vannes du bateau et bouchons même les nables de la jupe. Après avoir évacué toute l’eau, nous surveillons attentivement les fonds. Hélas, l’eau continue à s’accumuler. L’avarie est sous contrôle, toutefois nous sommes passablement consternés. D’aucuns diraient que le doudou de Tristan y est pour quelque chose. En effet, c’est un l.a.p.i.n….

Que d’aventures dans ce récit !
Les photos sont bien expressives de se que vous vivez et sommes bien rassurés de vous savoir en flotille vu les dangers que l’on peut croiser dans ces contrées arides et très sauvages !
La lecture est toujours aussi agréable !
Bises à tous!
Ps : on pensait les moustiques réservés aux pays tempérés et chauds!
Plus vous avancez, plus les paysages sont rudes et merveilleux. Cette beauté inspire la jolie plume d anne so, nous voyageons avec vous !! Quelle incroyable aventure ! Profitez et prenez soin de vous.
Belles aventures…
Could you please explain the last two sentences?
Bonjour Nina, la peluche que Tristan garde avec lui pour dormir est un lapin. Certains pensent que le lapin est synonyme de malchance sur un bateau. Il ne faut pas en avoir à bord et ne pas prononcer ce mot !
Merci Anso!